La chine retarde ou avance? Question de methode.

Simple réflexion sur la difficulté de comparaison entre le monde chinois et le monde occidental.
L'étude historique de la science dans la civilisation chinoise demande un effort supplémentaire mais fournit des exemples plus évidents des difficultés induites par la comparaison.

La Chine retarde-t-elle?

Le lecteur occidental est handicapé dans son étude de l'histoire des sciences chinoises par deux principaux biais: d'une part les liens historiques avec l'Asie demeurent peu connus et d'autre part il est souvent implicitement admis que tout savoir scientifique est européen -- car seuls les occidentaux possèdent la méthode expérimentale et l'héritage grec. En exploitant les différences entre les civilisations chinoises et européennes, il a ainsi été longtemps montré que la science chinoise était plus faible. Ironiquement, les ressemblances servaient aussi les mêmes théories, toute ressemblance ne pouvant être que le fruit d'un emprunt des chinois aux autres civilisations -- justifiant par là même le peu de vérité théorique à laquelle la traditionnelle vision d'une culture scientifique chinoise empirique ne laisse que peu de place. Il nous faut bien évidemment rejeter cette conception propre aux scientifiques occidentaux hermétiques à l'histoire : Une Europe complètement fermée est aussi improbable qu'une Chine complètement ouverte. En réaction à cette démarche et pour rehausser la Chine dans l'estime des occidentaux, le legs que l'on doit à l'Asie a été mis en avant par des Européens, dans la lignée du docteur Joseph Needham. Ils se sont employés à trouver et souligner les découvertes dont l'antériorité pouvait être attribuée aux chinois (brouette, explosifs...). Ce mouvement avait été amorcé dès le début du 20e siècle par des scientifiques chinois comme le météorologiste Zhu Kezhen ou le géologue Zhang Huangzhao. Cette comparaison fonctionne sur le principe de la reconnaissance dans l'une ou l'autre civilisation ancienne des éléments composant les sciences occidentales modernes. L'antériorité d'une "découverte" est alors attribuée à la culture qui s'est approché la première de l'un de ces fragments. Cette méthode permet effectivement de montrer que les sciences chinoises ont été en avance sur de nombreux points, et souvent de plusieurs siècles. La procédure est indéniablement liée à une vision violemment positiviste de la science. Cette approche a été critiquée par des philosophes - parmi lesquels Kuhn, Feyerabend, Lakatos - dès le début des années 60. Le point essentiel qui est soulevé ici est celui de l'anachronisme.

Existe-t-il une histoire des sciences chinoises ?

Tout particulièrement dans le cas de l'étude de l'histoire des sciences chinoises, il convient de définir la notion de science. Si l'on rejette l'idée que la «Science» regroupe l'ensemble des idées, des découvertes, des méthodes qui jouent encore un rôle dans la science actuelle -- cette classification des savoirs reposent sur l'idée d'une science universelle et atemporelle -- nous pouvons définir la science comme un ensemble de traditions visant à interpréter ou à agir sur la nature. En d'autres termes cela revient à tenter de comprendre le passé à partir du passé. Il s'agit d'étudier la pensée scientifique chinoise pour sa valeur intrinsèque . Dès lors, il ne convient plus de parler d'avance ou de retard : le décalage n'est qu'un témoin de l'originalité des civilisations. Cela signifie-t-il la fin d'une histoire comparative des sciences ? La notion même de science ne nous induit-elle pas en erreur quand nous l'appliquons à une civilisation ancienne, si différente ? On en vient en effet à douter que le terme d'histoire des sciences chinoises ait un sens.

Comparer le comparable

Une issue est proposée par Daiwie Fu dans "Problem domain, taxonomy, and comparativity" pour résoudre ce problème d'incommensurabilité. Il illustre son analyse par l'exemple des hommes bilingues. Il remarque que ceux-ci sont rarement les meilleurs interprètes ou traducteurs. En effets, ils connaissent dans l'un et l'autre langage des mots représentant des « choses » - éventuellement les mêmes - mais la mise en perspective de l'un et l'autre langage pour mieux les comprendre n'est pas immédiate. Le lien entre ces représentations est à construire. Et ceci est notamment dû à l'absence d'éléments équivalents. Par analogie, une mise en perspective comparative en histoire des sciences consiste dans un premier temps à identifier une certaine « discipline » et ses conditions taxinomiques. La discipline occidentale est ainsi analysée, mise en relation avec les autres disciplines et d'autres champs de connaissance. On détermine sa place dans une taxinomie de l'ensemble « Ordre des choses »). Puis, on passe alors à une discipline « similaire » dans une autre culture. On explore alors l'histoire de cette discipline et les différentes conditions taxinomiques possibles, éclairés par notre compréhension de la discipline dans la première culture (occident). Et l'on fait la démarche dans le sens inverse afin de revoir la discipline occidentale à la lumière de l'étude de la seconde culture. Et ainsi de suite, indéfiniment. Cependant, la pratique n'est pas toujours aussi évidente. Par exemple, nous n'allons pas trouver une discipline similaire à « optique » dans les taxinomies générales chinoises, même après les opérations de comparaison. Ce qui nous amène à noter que l'unité "discipline" ne semble pas être finalement la base pertinente pour les opérations de comparaisons -- même si nous pouvons être amenés à l'utiliser dans une première approximation. Il sera plus exact de parler d'un « champ d'interrogations concernant une problématique. » Nous abandonnons ainsi le découpage institutionnel lié aux disciplines, recoupant ainsi toutes les questions que les écoles d'optiques ont eu à résoudre stratégiquement et compétitivement. Un tel domaine recouvre également les conditions de formation des interrogations, des objets, des données et des mesures. Et permet surtout d'établir un « ordre très général des choses » immuable. En effet, une discipline telle que l'optique occidentale est sujette à des transformations historiques ; les sujets traités sont variables au fil des époques. Néanmoins, le domaine en lui-même reste identique par rapport aux autres champs de connaissance et relativement aux questions qui se posent (la « géographie taxinomique »). Ou pour faire plus court, cela signifie qu'il faut constituer des ensembles suffisament grands pour etre comparables dans l'une et l'autre civilisation. Pour en revenir brutalement à notre monde moderne, cela veut par exemple dire qu'il est hors de propos de juger les comportements chinois sans avoir défini le contexte global de la situation et vérifié qu'il était comparable avec celle des juges.