Je poursuis la série d'articles autour de la citation et du monde chinois. Dans cet article, je m'intéresse à la citation implicite.Il a été montré que l’on pouvait systématiser le domaine de définition de l’emprunt intertextuel par le croisement des deux notions de « littéral » et d’« explicite ». Mais si ces termes s’accordent parfaitement avec les pratiques modernes - pour lesquelles on peut supposer connaître les intentions - ils ne rendent pas compte d’une pratique ancienne : la citation implicite Le Classique. Les textes chinois anciens sont souvent composés de la reprise d’un texte antérieur, le classique, auquel sont ajoutés des commentaires de l’auteur de lui-même ou d’autres auteurs antérieurs non intégrés dans le classique. L’origine des différents textes n’est pas systématiquement donnée. Au cours du temps, le commentaire s’intègre dans le classique et l’ensemble constitue alors la nouvelle base, le nouveau classique sur lequel se pencheront les autres générations de commentateurs. Les ouvrages de « matière médicale » sont ainsi composés de nombreux extraits dont l’auteur initial est généralement précisé ou dont la provenance extérieure est mise en évidence par une typographie particulière. Les citations semblent donc systématiquement signalées et les autres passages peuvent être attribués à l’auteur lui-même. Dans son traité médical, le Bencao gangmu, Li Shizhen introduit 8161 prescriptions dont l’origine n’est pas signalée sur un total de 11096. Il paraît alors cohérent de lui attribuer personnellement les nouvelles prescriptions. Une étude approfondie de la bibliographie montre cependant plus de la moitié des œuvres citées ne sont pas des ouvrages pharmacologiques ou médicinaux. De plus, la majorité de ces textes n’a jamais été utilisée par ses prédécesseurs. Il ne s’agit donc de « nouvelles » prescriptions que dans la mesure ou c’est la première fois qu’elles apparaissent dans un traité médical. On en vient à se demander pourquoi certains auteurs sont signalés et d’autres non. Une lecture comparée avec des textes plus tardifs donne des éléments de réponse. Chen Haozi s’est vraisemblablement inspiré de Shizhen pour écrire le hua jing (1688). Ici l’auteur ne cite pas intégralement son prédécesseur mais reformule son texte tout en en gardant le sens. L’observation de cette pratique courante dans les traités horticoles postérieurs à 1600 permet de conclure que Shizhen est la référence implicite pour la plupart des descriptions des plantes figurant dans ces ouvrages, sans qu’il soit toujours l’objet de citations fidèles. A peine abordée ici, la description systématique du processus citationnel permet de construire un modèle de composition des textes comme transformation et combinaison d’autres textes. « Le travail de l’écriture est une récriture dès lors qu’il s’agit de convertir des éléments séparés et discontinus en un tout continu et cohérent, toute écriture est collage et glose, citation et commentaire. » La citation comprise en ce sens englobe non seulement citation littérale, référence et allusion mais aussi toutes les formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets. Ce qui assure au texte le statut non d’une reproduction, mais d’une productivité. Saisie dans sa nature hybride (à la fois lecture et écriture), la citation est ainsi révélatrice d’un processus beaucoup plus profond dont elle ne serait elle-même qu’un des multiples effets : le travail de l’écriture. Autres articles de la même série :
Citer ailleurs
Toute écriture est collage et glose, citation et commentaire.