Citer l'ailleurs

Toute écriture est collage et glose, citation et commentaire.
Je poursuis la série d'articles autour de la citation et du monde chinois. Dans cet article, je prends comme exemple le cas de la traduction.
Si l’énoncé change inévitablement de sens lors du transfert, supposons néanmoins que l’auteur tente de minimiser la différence, sans parvenir toutefois à la réduire à néant. La citation n’étant qu’un fragment d’idée, elle ne saurait jamais rendre l’intégralité de l’esprit par lequel elle a été produite. Cette difficulté est particulièrement flagrante dans le cas des traductions. Pour saisir la complexité du problème, penchons nous sur les anciens textes scientifiques et techniques chinois. Le contraste de cette situation extrême avec celles qui nous sont “ émotivement plus proches ” illuminera ces dernières. Le chinois est généralement considéré comme un langage très isolé et non agglutinant. Il est particulièrement difficile pour les indo-européens dont le langage est extrêmement explicite en ce qui concerne le nombre, le temps, le genre, le mode, etc. En chinois, les parties du discours ne sont pas cloisonnées : un mot donné, dans une forme fixée, peut avoir plusieurs fonctions selon les autres mots de la phrase. Pour Marcel Granet, le caractère chinois est un symbole bien plus chargé de sens que n’importe quelle syllabe dans un langage indo-européen : “ Solidaire d’un signe vocal dans lequel on tient à voir une valeur d’emblème, le signe graphique est lui-même considéré comme une figuration adéquate, ou plutôt, si je puis dire, comme une appellation efficace.

Mathématiques.

La possible origine d’un détournement involontaire du sens de la citation apparaît si l’on se tourne vers les termes mathématiques. Toute l’histoire des mathématiques chinoises fut dominée par l’algèbre, qualifiée par Nesselmann de rhétorique. C’est-à-dire qu’elle n’était non pas composée de symboles comme nous entendons les symboles algébriques modernes mais de “ mots ”. Des caractères existaient pour signifier la « racine carrée », le « diviseur » ou encore d’autres mots directement traduisibles en français. Et il existait aussi d’autres termes dont la traduction nécessite une périphrase, comme celui qui signifie « premier diviseur fixé » (utilisé pour l’extraction de la racine carrée). Ces éléments unitaires peuvent être déplacés et traités dans les procédures mathématiques tout comme s’il s’agissait de “ x ” ou de “ ab ” dans une relation formelle d’un calcul, entraînant inévitablement des problèmes d’interprétation pour le scientifique citant ces œuvres traduites sans connaissance de l’environnement.

Précision technique des idéogrammes.

Le chinois est une langue qui s’est transmise depuis plusieurs millénaires. Si l’on étudie l’origine de certains termes simples utilisés dans les textes scientifiques et techniques - telles les inscriptions portées sur les os divinatoires - on peut remarquer que certains pictogrammes contiennent une information technique. Si on observe par exemple l’ancien sinogramme signifiant « bateau », on découvre qu’il ne figure pas vraiment un bateau avec proue, poupe et quille comme les européens l’imaginent a priori : il s’agit en fait de l’ancêtre de la jonque. Les capacités d’intégration de précisions techniques apparaîtront plus nettement avec un second caractère plus tardif. Le sinogramme laisse supposer qu’une transformation a été faite pour permettre de diriger le bateau : l’idéogramme est composé du caractère précédent auquel ont été ajoutées une barre et une main symbolisées. Cet exemple montre combien l’attachement de la citation au contexte est grande, et que sa brutale extraction la prive des finesses du langage.

Déformation temporelle.

Des termes techniques de sens différents sont parfois recouverts par le même mot. Au cours du temps, l’objet désigné change mais le mot demeure identique. C’est le cas du caractère tong qui signifia “ cuivre ” avant qu’il ne prit le sens de “ bronze ”. Cette difficulté est particulièrement remarquable car rien ne permet de s’y soustraire. Ce n’est qu’avec la lecture d’un grand nombre de textes que ceux-ci pourront s’éclairer mutuellement et que le traducteur pourra découvrir peu à peu les modifications à chaque occurrence du mot. Cette résistance à la création de nouveaux termes se retrouve dans de nombreux domaines. Ainsi, le Huai Nan Tzu, écrit en 120 av. J.-C. parlait de la théorie des Cinq Éléments mais en utilisant des termes techniques empruntés au vocabulaire des relations humaines. De même, aux 12e et 13e siècles, quand les philosophes néo-confucianistes voulaient exprimer les forces naturelles d’expansion et de contraction, ils utilisaient les anciens termes shen et kuei, qui signifient “ Dieux et démons ”. Ceci explique comment le peuple pu continuer à parler des dieux, des démons et des esprits parallèlement à l’utilisation de ces mêmes mots par les philosophes néo-confucianistes dans un sens naturaliste beaucoup plus compliqué.

Conclusion.

En résumé, lors d’une traduction la connaissance des circonstances de la production est fondamentale pour trouver les correspondances justes. C’est pourquoi il serait plus juste de parler d’identification plutôt que de traduction. Par ailleurs, comme la traduction demeurera imparfaite, il convient que le citant connaisse lui aussi l’environnement du texte qui l’intéresse pour juger de sa pertinence, c'est-à-dire non pas le sens qu’il voudrait lui donner pour appuyer sa démonstration mais bien le sens initial. Autres articles de la même série :